La Voix du Père, nº 45, 18 juillet 1948, pp. 369-376.
LA VIE DE COMMUNAUTÉ
Les sacrifices qu'elle impose. -
Il semble que les cellules des abeilles de-vraient prendre la forme du corps
des abeilles, c'est-à-dire qu'elles devraient être rondes. En effet, l'abeille
transsude la cire tout autour d'elle pour bâtir sa cellule, de sorte que
celle-ci devrait naturellement être ronde. Cependant, comme les cellu-les se serrent bien les unes contre les
au-tres, elles prennent par suite de cette pres-sion, la forme hexagone.
Dans la vie de communauté, nous exerçons une
sorte de pression les uns contre les autres et la douceur, la tranquil-lité, la
paix et l'ordre de la maison consis-tent principalement à savoir supporter
cette pression. Si chacun voulait avoir tout son espace, on tomberait dans le
dé-faut qu'on appelle susceptibilité. Ceux qui sont venus jeunes à la
communauté sont plus exposés à ce défaut que ceux qui ont passé de longues
années dans le monde. Habitués aux égards qu'ils reçoivent de la part de leurs
supérieurs et de leurs frères, ils ne savent pas toujours recevoir les heurts
qui se rencontrent infailliblement dans une communauté. Dans le monde, on ne se
ménage guère. On reçoit des heurts, des coups et des contrecoups. Il
faudrait voir comment un caporal traite les hommes à la caserne. Il ne leur mé-nage pas les injures,
sans que les soldats puissent se plaindre. Dans lei familles, c'est un peu la
même chose, de sorte que ceux qui viennent du monde après y avoir passé
quelques années et subi son 'traite-ment, ne s'étonnent pas des heurts qu'ils
reçoivent ici. Les Supérieurs vous ména-gent peut-être un peu trop; si vous
êtes mal disposés, ils ne vous font pas les re-marques dont vous auriez besoin,
parce que vous les recevriez mal.
St Nil n'était pas comme cela. Il avait
un disciple qu'il aimait beaucoup, mais à qui il ne passait rien. S'il arrivait
un accident dans la communauté, c'était lui qui en était l'auteur; un pot
venait à se casser, c'était encore lui. Il agissait ainsi pour le nourrir
d'humilité. Ah! nous sommes loin de cette vertu. Combien de fois de jeunes religieux sont venus
se plaindre que leurs Supérieurs étaient tou-jours sur eux, qu'ils leur en
voulaient, etc.. Et cependant que d'égards nous rece-vons du côté de nos
frères, que d'atten-tions. Ils font bien, mais nous prenons l'habitude d'être
ménagés. Notre peau de-vient tellement sensible, qu'on ne peut plus supporter
la moindre piqûre. Il en est de notre nature vis à vis des humiliations comme
de notre peau vis à vis de la tein-ture d'iode. La première fois ça ne fait pas
grand-chose, mais ensuite, on devient tellement sensible qu'on ne peut plus la
supporter. Demandez au Fr. Nicolas. C'est le contraire qui devrait
arriver. On devrait
s'endurcir, au lieu de craindre ces petits heurts, on devrait les recueillir
avec soin parce qu'ils sont rares et précieux. L'hu-milité consiste en ceci.
Mes intérêts ne sont rien; ceux de Jésus Christ sont tout. Il faut être
insensible pour nous et sensi-ble aux blessures du cœur de Jésus, c'est-à-dire
au pêché. Il faut nous exercer à détruire en nous toute susceptibilité, afin
d'arriver à ne sentir plus rien. Est-ce que nous sommes entrés en religion pour
être ménagés? pour que l'on nous dise continuellement: oh! que vous êtes
aima-ble! Non, mais pour nous anéantir. Il faut que les épreuves de la vie
humaine nous trouvent rompus.
Il y a une si grande puissance à
ne pas être susceptible. Un supérieur ne doit pas être susceptible, s'il veut
maintenir son autorité à la hauteur où elle doit être. Dieu n'est pas
susceptible; au contraire; voyez comme il est patient, miséricor-dieux,
magnanime. Élevez-vous là, l'hu-milité deviendra profonde, la charité
dé-bordante, une fois délivrée des atteintes de l’impressionnabilité du
caractère. L'humilité, comme toutes les vertus, se reconnaît à l'épreuve.
Lorsque Don Qui-chotte voulut partir en guerre, il essaya son armure, p Ur voir
si elle était solide. Il prit son casque qui était en carton et lui porta un
grand coup d'épée. Le -casque ne résista pas. Il en fit un autre, mais ne
vou-lut pas l'essayer de peur de le briser comme le premier. Le casque n'en
était pas meilleur. De même de nos vertus.
Sans l'expérience, nous pouvons
croire que nous sommes très avancés en vertu, et en réalité nous n'en avons
au-cune. Nous croyons ne pas
avoir de pas-sions parce qu'elles sont endormies, mais marchez dessus, comme on
marche sur la queue d'un chien qui dort et vous verrez.
Elles se réveilleront furieuses.
L'épreuve est donc bonne pour se bien connaître, mais il ne faut pas se contenter
de se bien connaître, il faut encore se cor-riger.
D. GREA, 5 juillet 1896.
Les combats et les peines de la vie religieuse.
- Ce n'est pas à moi de faire la conférence aujourd'hui. Est-ce que Jésus, du
haut de sa crèche, ne vous prêche pas assez? Je voudrais vous avertir de
prendre garde à une chose; nous sommes portés à aimer les douceurs et N.-S.
nous en donne bien de temps en temps; il nous traite comme de petits enfants,
auxquels on donne du lait, parce qu'ils ne peuvent pas encore prendre une nourriture
plus solide. Mais faites attention au commen-cement de notre conversion, quand
nous sommes chez les Petits Frères, nous avons beaucoup de joies, mais il n'en
est pas toujours ainsi. Et il est bon qu'il n'en soit pas toujours ainsi.
Il faut que nous prenions
l'expé-rience et la force du, combat 'spirituel. La vie est un combat et il
faut le sentir. Croyez-vous que le soldat en campagne rencontre beaucoup de
jouissances? Outre les ennemis à combattre, il a à porter le poids de la
fatigue et des marches, le poids de la faim et de la soif, le poids du bagage
sur les épaules. Il en est ainsi du religieux, c'est un soldat qui a ses
enne-mis à combattre et ses fatigues à suppor-ter. St Jean vit l'agneau sur la
montagne et autour de lui une armée immense. Cette armée, ce sont ceux qui
combattent pour lui. Nous
devons combattre. Plus tard, le repos; après la victoire, nous jouirons; mais
maintenant, la guerre. On accorde encore quelque repos aux jeunes recrues, mais
aux soldats en campagne, on leur retranche tout soulagement. Nous devons
chercher, non pas tant à jouir de Dieu, que faire ceci: que Jésus jouisse de
nous. Être la joie de Dieu. C'est la seule jouis-sance que nous de-, vous
avoir, comme un brave soldat qui, accablé de fatigue et blessé, n'a pas de plus
grande satisfaction que de savoir que son général est content de lui et qu'il a
sauvé l'honneur de l'ar-mée.
Quels genres de peines avons-nous? D'abord nous
avons des combats. Il est bon que nous en ayons. Sans combat, nous serions des
âmes molles et tranquil-les, qui croient avoir de la vertu et qui n'en ont pas.
Nous avons les combats contre nos passions, contre nous-mêmes; combats contre
les créatures, dans les-quelles nous nous cherchons nous-mêmes; combats contre
l'orgueil et ses diverses branches, la jalousie, l'égoïsme, la sensualité;
combats contre la chasteté. C'est très bon; la vertu n'en devient que
meilleure. Pas de mérite sans combat.
Ces combats sont nécessaires. Il est nécessaire
que nous sentions notre misère furieuse, les mugissements de nos pas-sions qui,
comme des bêtes féroces, vou-draient nous dévorer. Ils nous tiennent dans
l'humilité et la vigilance; ils nous fortifient dans l'amour. Vive la
guerre!
Nous avons la paix, de temps en
temps, afin de respirer. Jésus
profite de ces instants pour nous conduire dans la solitude et nous donner du
lait, mais cela ne dure pas longtemps. Je t'ai rafraîchi, retourne au
combat. Il ne faut pas transi-ger avec l'ennemi: ce combat est un com-bat à
outrance, un combat à mort. Il n'est pas possible de faire un traité de paix
en-tre le vieil homme et le nouveau; il faut que l'un succombe et que l'autre
soit vainqueur, et tant que ce but n'aura pas été atteint, la trêve n'est pas
possible. Vous comprenez
comment il faut enten-dre ces choses; c'est-à-dire qu'il ne faut pas regarder
par dessus les murs du mo-nastère, pour voir si nous serions mieux ailleurs.
Nous ne devons chercher qu'à contenter Notre Seigneur. Oh! comme nous serons
heureux à l'heure de la mort, quand nous remettrons entre les mains de Jésus
notre drapeau, que nous aurons tou-jours vaillamment défendu. Maintenant,
couronnez-nous, Ô Jésus, nous avons combattu selon toutes les lois de la guerre
et de l'honneur, nous sommes dignes de la récompense.
Voilà un côté de notre vie. D'un
au-tre côté, nous avons à porter le poids de nous-mêmes. On conçoit assez que
nous devons avoir des combats, mais ce que nous ne pouvons pas admettre, c'est
que nous n'ayons aucune satisfaction du côté de nous-mêmes. Je suis sans sentiments dans la prière, sans pensées,
sans attraits; mais croyez-vous que le soldat en campa-gne trouve beaucoup de
plaisir ? On l'en-voie à Saïgon, ou bien au Sénégal, sans lui demander
si cela lui est agréable. Jé-sus nous donne toujours assez de consola-tions. Il
devrait les réserver pour le ciel, mais il ne peut pas se contenir, et il nous
en donne quelques-unes. S'il ne nous en donne pas nous avons le plaisir de lui
être agréable. Je me tiens à votre porte, ô mon Jésus, tout grelottant de
froid; de temps en temps, cette porte s'ouvrira et je pour-rai entendre votre
voix. Je me tiendrai là et si je m'ennuie, je m'ennuierai par amour pour vous. Il y a tant de gens qui s'ennuient
pour eux-mêmes. Croyez-vous que ce soit bien amusant, quand il faut faire
antichambre pendant des heures en-tières à la porte d'un préfet ou d'un
minis-tre, sans savoir la réception qu'il nous fe-ra? Ne soyons pas délicats.
Il faut savoir s'ennuyer. S'ennuyer, c'est porter le poids de soi-même. On ne
se suffit pas à soi-même; on a besoin de satisfactions étran-gères; mais il n'y
a que Dieu qui puisse nous rassasier; les créatures ne peuvent que nous
distraire. «Satiabor cum appa-ruerit gloria tua». Ce n'est que dans l'éternité
que nous serons pleinement ras-sasiés. Jusque-là, nous souffrirons la faim, la
soif, qui se traduisent par le sen-timent de l'ennui. Persévérons jusqu'à la
mort et ne désirons pas qu'elle vienne de trop bonne heure; plus la campagne
sera longue, plus nous aurons de gloire et de mérites. Aimons Jésus, et ne nous
cher-chons plus nous-mêmes. S'il nous vient des humiliations, nous les
prendrons; s'il nous vient des calomnies, nous les pren-drons. Il y a des gens
qui ont passé toute leur vie dans les calomnies. St Joseph de Cupertino est
resté longtemps dans les prisons ecclésiastiques. St Jean de la Croix a été
persécuté de toutes manières par ses supérieurs; malgré cela, ils étaient
contents; ils chantaient des cantiques «gloriabor in infirmitatibus». Voilà la
vie que nous avons embrassée pour Jésus. Que nous réserve-t-il en retour? Ce
qu'il nous réserve, nous ne pouvons le com-prendre. L'œil n'a pas vu, l'oreille
n'a pas entendu … Nous nous perdrons dans la longueur, dans la largeur, dans la
profon-deur, dans l'étendue de l'amour et du bon-heur de Dieu. Mes petits
enfants, M. le Curé me disait hier, en sortant de la crè-che, en me parlant des
Petits Frères: nous n'avons pas été élevés comme cela; nous étions avec les
gamins.
Que de grâces ils reçoivent et si plus tard,
ils sont infidèles, ils auront un poids de responsabilités épouvantable à porter
devant Dieu. C'est vrai, le jugement de Dieu est proportionné aux dons
reçus. Quel poids d'ingratitude. Quelle respon-sabilité. Quelle trahison.
D. GREA, 29 décembre.
Le renoncement dans la vie
reli-gieuse. - Nous recommençons nos confé-rences avant l'Exaltation de la
Sainte Croix. La Croix est élevée pour marcher devant nous. La vie entière est
une pro-cession des âmes, des serviteurs de Dieu, qui se dirigent vers le ciel,
sous l'enseigne de la Croix. Marchons
courageusement à sa suite «qui vult venire post me, abneget semetipsum et
tollat crucem suam et se-quatur me». Celui qui veut venir après moi,
qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Le
re-noncement à soi-même, voilà la grande affaire, par laquelle nous devons
com-mencer. On nous l'a déjà dit bien des fois, mais on a beau le dire et le
répéter, on n'arrivera jamais à un complet détache-ment de soi-même; se
renoncer soi-même, c'est être à ses yeux une quantité négligeable, ne point se
compter, ne ja-mais regarder de son côté, mais toujours du côté de Dieu. Dans chaque chose qui nous arrive,
nous pouvons nous placer à deux points de vue différents: ou du côté de Dieu ou
du côté de nous-mêmes. Il ne faut jamais se mettre au point de vue de
soi-même. Si l'on souffre, si l'on est hu-milié, qu'est-ce que cela fait;
négligeons tout cela pour, courir en avant, vers Dieu, avec l'agilité qu'il
nous donne. Nous sommes une
quantité négligeable, alors nous ne devons pas nous plaindre. C'est quelque
chose de honteux; il y a des reli-gieux qui se plaignent plus que les gens du
monde. Pour acquérir un avancement dans le monde, que de fatigues, que de
travaux et quelquefois d'humiliations on endure sans se plaindre, et des
religieux qui ne doivent travailler qu'à leur avan-cement dans l'amour de Dieu
(ils sont te-nus à cet avancement sous peine de man-quer gravement aux
obligations de leur vocation) se plaignent. Et de quoi? Ils se plaignent du
temps, de leur santé, de leurs compagnons, de leurs Supérieurs, de leurs
observances, de leurs obédiences, de leurs travaux. Que sais-je? Quand on
regarde de son côté, l'amour-propre n'est jamais satisfait. Pour être
satisfait, il faudrait avoir à soi-même son bien-être physique et être entouré
de flatteries et de caresses. Ce n'est pas cela que nous sommes venus chercher
en religion. Nous sommes venus chercher les renoncements, l'oubli de nous-mêmes
et de nos propres satisfac-tions. Quand nous recevons une humilia-tion,
il faut qu'elle ne nous fasse pas plus de mal qu'à un autre; si elle était
faite à un autre, elle ne nous ferait rien; il faut que ce soit comme cela
quand c'est nous qui la recevons. Un dentiste arrachait les dents sans
douleur... pour lui. Quand on nous arrache les dents, il ne faut pas que cela
nous fasse plus mal que si c'était nous qui les arrachions à un autre. Voilà où
il nous faut arriver. Je ne dis pas que c'est facile, mais avec la grâce de
Dieu on vient à bout de tout. Voilà cette première parole «abneget semetipsum»;
ce n'est que le commencement. Il faut ensuite prendre sa croix et le suivre.
Quand on s'est bien renoncé
soi-même, on prend facilement sa croix, celle que Dieu nous envoie; on ne
l'invente pas, on ne la choisit pas, on ne la décore pas. Il y en a de ceux qui
disent: Oh! moi, j'ai une croix lourde à porter. Quelle croix portez-vous ? La
croix de votre mauvaise humeur, la croix de vos mécontente-ments. Oui, c'est
une croix qui est lourde et qui n'est pas méritoire. Notre croix est celle que
nous devons porter, c'est la croix que Jésus nous envoie; alors nous le suivons,
nous l'imitons dans l'honneur qu'il a rendu à son Père, nous le suivons en
faisant tout pour Dieu, mais en faisant ce qu'il plaît à Dieu que nous fassions
pour lui.
Ce sont là des principes très
nets qui vous ont été dits dès votre entrée en reli-gion. Personne de vous ne
peut se plain-dre de n'avoir pas été instruit de cette grande maxime de
renoncement à soi-même; on vous a dit et répété souvent qu'il fallait prendre
votre croix et suivre Jésus dans l'obéissance, la pauvreté, l'hu-milité. Vous
l'avez appris et vous l'avez compris; il vous reste maintenant de le mettre en
pratique jusqu'à la fin de votre vie. Malheur à celui qui est infidèle. No-tre
Seigneur a prononcé une sentence ter-rible contre lui. C'est de l'Évangile, mes
fils, et il ne faut pas changer l'Évangile en paroles oratoires; il a dit:
«Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est pas apte au
royaume des cieux». C'est la vérité, et nous verrons au jugement dernier, comme
elle se vérifie-ra; ces malheureux seront plongés en en-fer, c'est l'Évangile
qui le dit.
Que ce malheur ne vous ar-rive
pas, à vous qui avez entendu la voix de Dieu, cette voix si douce qui vous a
amenés à travers toutes les opérations de la Providence à ce jour béni de votre
prise d'habit et de votre profession. Voilà ce que Dieu a fait de vous et voilà comment vous y avez répondu.
Maintenant, mar-chez en avant. Ne vous étonnez pas si le démon cherche à vous
tromper; c'est son métier, c'est sa profession, mais pour dé-jouer ses
suggestions, veillez; cela ne suf-fit pas, priez. Celui qui prie persévère.
Priez Notre Seigneur, qu'il vous rende plus humbles, plus généreux, priez-le
qu'il vous aide à vaincre; le combat dure-ra. Vous aurez parfois des périodes
de paix, d'autres fois, des combats très longs. Comme Dieu voudra; s'il vous
envoie certains combats, c'est afin de vous pré-server d'autres combats qui
vous seraient plus funestes. On a aussi quelquefois à se reprocher la longueur
de ces combats, c'est quand on a favorisé l'ennemi, quand on lui a donné entrée
dans son cœur, quand on a écouté la suggestion du dé-mon; il est alors plus
difficile de le chas-ser, mais ne nous décourageons pas, la grâce ne nous sera
pas refusée.
Nous avons un grand moyen de la
demander, c'est la Sainte Vierge. Rappe-lez-vous que vous lui appartenez.
Qu'elle vous garde et qu'un jour, le dernier de votre vie, voilés par le St
Habit de la reli-gion que vous avez reçu dans la joie à votre entrée dans la
communauté, entou-rés des suffrages de vos frères et suivis de ce bienfaisant
tricinaire que nous avons l'usage de consacrer aux défunts, elle vous reçoive
dans le ciel. La commu-nauté du ciel s'augmentera ; il faut que dans 50 ans
elle soit plus nombreuse que la communauté actuelle de la terre. Dans 50 ans d'ici, où serons-nous ?
L'immense majorité de ceux qui sont ici seront morts. Vous avez tous plus de 10
ans et la moyenne de la vie humaine n'est pas de 60 ans. Je les ai passés, les
60 ans, mais bientôt, je ne serai plus. Au ciel, nous verrons comment Marie
nous a protégés et gardés; nous verrons qu'à telle heure de notre vie, sans son
secours, nous nous serions égarés dans le chemin. C'est si facile de
s'égarer, de prendre dans la forêt un mauvais sentier pour le bon, de sortir du
chemin où nous devons marcher à la suite de Jésus.
Ainsi donc: se renoncer soi-même,
prendre sa croix et suivre Jésus ; alors nous arriverons au ciel selon qu'il a
dit: Celui qui vient après moi, je veux qu'il soit où je suis moi-même.
D. GREA, 14 septembre 1894.
La Mort, suprême renoncement, en
vie de communauté. - Il est bon que je vous parle de la mort. Un religieux doit
envisager la mort et y penser souvent. La pensée de la mort donne cette sagesse
que St Benoît possédait déjà dès son jeune âge: «cor gerens senile». La pensée
de la mort nous fait d'abord apprécier à sa juste valeur les choses de la vie
présente. Quand on pense à la mort, on ne se fait pas de mauvais sang, pour une
contrarié-té, un commandement qui nous gêne, une fatigue, un ennui; on le
supporte vail-lamment. Qu'est-ce que cela? l'éternité vient. La pensée de la
mort est encore une armure qui nous préserve des tentations qui nous portent au
péché: vanité, ambi-tion, vaine gloire, tout ce qui nuit à l'âme. La pensée de la mort est une force
pour nous soutenir dans notre vocation. Si la vie religieuse a ses peines, car
Dieu n'a pas voulu nous en affranchir, la pensée de la mort nous soutient; elle
est notre force dans le combat que nous livrons. Qu'est-ce que cela ?
Que voudrais-je avoir fait à l'heure de la mort? Ah! comme je serai heureux, si je puis
présenter à Dieu des journées pleines!
Voilà comme la pensée de la mort
est utile. Elle nous soutient
dans les mo-ments difficiles. Quand j'étais jeune étu-diant en droit, les
religieux étaient alors bien rares en France et ne portaient point leur habit.
Un jour que je me trouvais à une conférence de la société de St Vin-cent de
Paul, nous eûmes la visite d'un religieux anglais qui avait été trappiste en
France à l'Abbaye de Meilleret. Il avait apporté sa coule qu'il déposa
dans une salle voisine. Introduit à la conférence, il nous raconta comment la
persécution ayant dispersé les religieux de l'abbaye de Meilleret avait été la
cause de plusieurs fondations de monastères en Angleterre. Il nous raconta encore la conversation de M.
Wiseman et de plusieurs autres grands personnages. On était alors au
commen-cement de ces ébranlements qui se pro-duisaient en Angleterre vers la
religion catholique. En sortant, j'eus l'honneur de l'accompagner et il
me raconta la mort de l'abbé de Meilleret, Dom Étienne, je crois. C'était le
soir de l'Épiphanie, l'abbé ne vint pas à Matines, personne n'y fit attention,
car on le savait un peu souf-frant. Au sortir de l'office, on aperçoit au fond
du cloître, le P. Abbé, étendu par terre à côté de sa lampe. Il avait subi une
attaque violente qui l'avait empêché de se rendre au choeur. On le transporta
dans sa chambre et là il dit à ses religieux: Mes frères, vous me voyez mourir,
s'il est pé-nible de vivre chez nous, sachez qu'il est bien doux d'y mourir.
Pour nous bien préparer à la
mort, rappelons-nous combien le souvenir d'une vie entière consacrée à l'amour
de Dieu sera consolant à l'heure de notre mort. Toutes les victoires que nous aurons
rem-portées viendront nous saluer sur notre couche dernière. Pour le
religieux infidèle au contraire, le souvenir de ses défaillan-ces viendra
l'attrister. Oh! que le specta-cle d'un passé bien employé sera conso-lant! Nos péchés passeront devant nos
yeux, mais nous aurons le bonheur de les avoir expiés. Jésus viendra au devant
du cortège de nos bonnes actions et nous en-trerons ainsi dans le ciel.
On n'achète pas cela trop cher. On ne calcule
pas avec les sacrifices pour se procurer une sainte mort. La mort des bons
religieux, c'est le trésor des commu-nautés; elle en est aussi le fondement.
Quand Dieu a voulu fonder l'ordre de Cî-teaux, qui devait avoir un
développement si rapide, il commença par les moisson-neurs et de même que les
familles ne sont illustres que par une série de morts glo-rieuses, de même une
communauté n'est précieuse que par un grand nombre de morts saints et
édifiants.
Familiarisons-nous donc avec la pensée de la
mort et préparons-nous-y. Nous pouvons donc dire chaque jour une petite prière
préparatoire à la mort, comme par exemple: Mon Seigneur et mon Dieu, puisque je
dois mourir et que l'heure de ma mort est incertaine, etc..
On a aussi le: «In manus tuas
Do-mine». C'est la parole des mourants; di-sons-la chaque soir avec ce
sentiment. La Ste Communion nous rappelle le viatique, le passage.
Soyons de vrais religieux; pour
cela, développons en nous la vie intérieure, autrement nous n'aurions que le
masque d'un religieux, le vent nous renversera. Tant que nous sommes ici, nous sommes à l'abri,
nous sommes comme des fleurs dans une serre, mais quand on nous expo-sera au
grand vent, si nous ne sommes pas de bons religieux, nous ne pourrons pas
tenir.
Cultivez votre vie intérieure par l'oraison,
les lectures, par la Sainte Com-munion. Nous avons tous les moyens pour devenir
des Saints. L'aliment de la vie religieuse nous est largement dispen-sé. Si
nous n'en usons pas, nous assumons une grande responsabilité. Ce que vous avez
appris, ne l'oubliez pas quand vous serez dans les prieurés. Ayez vos
résolu-tions de retraite et relisez-les. «Non dor-mientibus sed vigilantibus,
jura desser-viunt».
Nous avons des droits certains à la sainteté,
mais à la condition que nous ne dormions pas. Dans une voiture lorsqu'on est en
voyage, on peut dormir, mais si l'on va à pied et que l'on dorme, on n'avance
pas, on tombe.
D. GREA, juillet 1893.
LES DÉLICATESSES DU COEUR
Je voudrais vous parler ce soir d'une chose en
apparence secondaire, mais qui est comme la fleur de l'esprit de famille. Un
arbre qui ne porte pas de fleurs au printemps ne donnera pas de fruits en au-tomne;
la fleur est l'indice de la vie de l'arbre; cette fleur de l'esprit de famille,
c'est la délicatesse des sentiments.
Dans l'esprit de famille, il y a
d'abord l'essentiel: l'obéissance filiale au Père de famille et l'affection
pour les frè-res: c'est là ce qui en constitue l'essence. Outre cela, il y a
une certaine délicatesse que ces sentiments inspirent, qui fait le charme et
qui est comme la fleur de l'es-prit de famille. Monsieur Roux, notre bon
médecin, nous en a donné un bel exemple aujourd'hui. Le petit frère Aloïs avait
ma-nifesté un goût de malade, qu'il faut écou-ter. En les écoutant, souvent on peut les ramener à
la santé. Il y avait pendant la guerre du Pape, dans un hôpital de Rome,
un pauvre zouave blessé qui dépérissait de jour en jour. Il n'avait de goût
pour rien et refusait tout ce que la soeur lui apportait. Un jour, le médecin
vint le voir et, par une attention très délicate, s'assit à ses côtés, lui
demandant ce qu'il désirait: Voudriez-vous ceci? - Non, Monsieur. -
Voudriez-vous cela ? - Non, Monsieur. - Voudriez-vous une grive rôtie ? - Oh
oui, Monsieur. On lui donna une grive rôtie; le goût lui est revenu et quelque
temps après, il revenait en santé. On raconte dans la vie de St Oyend qu'il y
avait dans son monastère un pauvre religieux qui se mourait. St Oyend vint le
trouver, le cou-cha au soleil, se coucha à ses côtés et finit par obtenir de
lui l'aveu qu'il désirait bien avoir un peu de raisin. St Oyend lui fit apporter du raisin et ce
pauvre religieux fut sauvé, à la façon du zouave.
Aujourd'hui, le petit frère Aloïs dési-rait
bien avoir une grive rôtie. M. Roux part aussitôt à la chasse. Il ne
trouva que quatre petits oiseaux qu'il lui envoya dans une boite, avec une
lettre très gracieuse. Ce sont
là de petites attentions délicates qui viennent de bons sentiments. Je
re-marque que parmi mes fils du Canada ces sentiments sont très développés. Fr.
Claude les a à un haut degré. On montre par là qu'on s'oublie soi-même et que
no-tre plus grande joie est de faire plaisir aux autres.
Cette délicatesse, il faut aussi
l'avoir à l'égard de Notre Seigneur. Mon Jésus, je veux vous faire plaisir; je
ne veux pas seulement vous offrir une moisson de froment, c'est-à-dire je ne
veux pas seu-lement observer ce que vous m'ordonnez, mais je veux vous offrir
des fleurs. Il les aime: dans
le Cantique des cantiques, il descend dans son jardin pour y respirer l’odeur
des fleurs et y cueillir des lis. Ayez ces délicatesses-là.
Une chose qui est absolument
contraire et destructrice de cette délica-tesse est un secret orgueil qui fait
que l'on s'estime soi-même et que l'on se recher-che. L'orgueilleux n'a pas de
délicatesse. Quand il marche sur les pieds des autres, il ne fait même pas
d'excuses: je n'ai pas fait exprès, j'étais pressé ... On dirait même qu'il est
fier de cela. Cependant cette rudesse n'est pas un mérite; c'est un défaut. Cela rend les relations sociales
très dures.
Une autre chose absolument destruc-trice de la
délicatesse, c'est l'esprit de cri-tique: ceux qui critiquent leurs frères,
leurs supérieurs, les biens de la famille.
Pour une communauté, son bien c'est sa règle,
son bien ce sont les observances, son bien ce sont les vertus de ses mem-bres. Avec
cet esprit de critique, la fleur périt; cette délicatesse, qui fait le charme
des communautés, disparaît. La vie de-vient insupportable, l'obéissance un
joug. On n'entend que des
«comment», que des «pourquoi»; c'est une vie malheureuse et dangereuse. On
tâche de se trouver des complices et des approbateurs, des gens qui pensent
comme nous. Vous voyez combien on peut faire de mal, le scandale que l'on peut
causer. Tout cela vient de l'égoïsme; on n'aime pas ses frères: quand on entend
parler de leurs vertus, en ajoute aussitôt des «mais»: - Mais je sais bien à
quoi m'en tenir..., mais je le connais bien. On cherche le point noir et on le
trouve, car toutes les actions humaines, même les plus parfaites, ont des
ombres et des im-perfections.
La délicatesse fait qu'on aime les vertus des
autres. St Antoine, au com-mencement de sa conversion du siècle à la vie
parfaite, visitait souvent les servi-teurs de Dieu dans leurs cellules, afin
d'admirer et de prendre en eux ce qu'il pourrait imiter; il ne trouvait pas
toutes les vertus dans chacun, mais il admirait celles qu'il y trouvait.
Dans une communauté, on a conti-nuellement
l'occasion de faire cela. Si l'on veut, rien de plus facile; on peut en
respi-rer le parfum tout à son aise. Quand on reçoit des lettres du Canada, où
nos bons frères nous racontent tous leurs travaux et leurs sacrifices, au lieu
de se récrier et de mettre des «mais», nous devons les admi-rer et nous exciter
à les imiter. C’est là un des grands bienfaits de la vie religieuse.
La vie religieuse procure plusieurs bienfaits :
1) On peut s'exciter à la vertu par l'exemple
de nos frères ;
2) On peut s'exercer à la patience par le
support des défauts et même des vertus de nos frères. Leurs vertus peuvent
quel-quefois nous être à charge. On a vu des malades extrêmement agacés par les
soins que l'on prenait d'eux, et plus les soins étaient assidus, plus ils en
étaient révol-tés, Dieu le permettant ainsi pour l'exer-cice de ceux qui les
soignaient.
3) On peut exercer ces délicatesses, ces
petites attentions qui ne sont rien, mais qui sont beaucoup parce qu'elles
viennent du cœur. Il faut que notre cœur se développe ou se racornisse,
car il n'est pas un meuble qui peut rester comme il est; ou il se rétrécit, ou
il se dilate. Que le nôtre se dilate et se répande comme une cire fondante.
J'ai reçu aujourd'hui une lettre
du bon P. Joseph. Je lui avais écrit pour lui dire que je désirais bien aller
au Canada, mais que je me faisais vieux et que j'ap-prochais de l'éternité. Il
me répond que cette pensée lui a fait venir les larmes aux yeux. C'est une
délicatesse de sa part, il aurait pu ne pas me le dire. J'ai reconnu son bon
cœur. Il faut que notre cœur de-vienne sensible: le cœur des Saints était si
sensible que les larmes leur venaient aux yeux très facilement. St Dominique
pleurait à la vue de quelqu'un qui souf-frait. St Martin avait sans cesse les yeux humides de
pleurs. Un jour que des per-sonnes étaient venues le voir, son disci-ple, qui
fut plus tard un saint, mais qui alors était pour lui un exercice, St Brice,
leur dit: «Vous venez voir un fou: c'est un homme qui pleure et rit toujours».
Cette délicatesse n'est pas
l'objet d'une étude. Elle s'acquiert par l'abnéga-tion de soi-même, par l'oubli
de sa propre personnalité, par l'amour de Notre Sei-gneur, par l'esprit de foi
qui consiste à voir Dieu dans nos Supérieurs, dans nos frères, à travers le
voile qui les dérobe à nos regards.
Alors on est heureux.
Dom GREA, 2 février 1894.